Rencontres Nationales - Les Actes 2004 - Paris

Ici une présentation générale des rencontres nationales et actes. Une explication du principe d’archive (la barre latérale). Texte de présetnation et mission des documents. A vous de voir. Ensuite, sur cette page « généraliste » la présentation de la dernière rencontre strucurée comme la page des archives.

 

Les Actes 2004 : Paris

Les Actes 2004

D’autres documents à découvrir :

Réflexion

Conférence de Philippe Meirieu
« Images : de la sidération à l’éducation » Rencontre nationale École et cinéma à Paris, les 14, 15 et 16 octobre 2004

N.B. ce texte est le décryptage d’une conférence. Relu et corrigé par Philippe Meirieu, il n’en garde pas moins son caractère oral. Il doit donc être considéré et utilisé plus comme un outil de travail que comme un écrit achevé.

Un mot d’abord sur le terme de « sidération », pour rappeler que la sidération est un phénomène psychologique qui a toujours existé et qui n’est pas lié à l’apparition des images audiovisuelles, ni même de l’image informatique. Les psychanalystes définissent la sidération comme un moment où le sujet est en quelque sorte happé par un trou noir, et, dit Lacan,  » disparaît dans sa propre jouissance narcissique « . La sidération, c’est le moment où le sujet est, comme disent les gamins, « scotché »: où il est dans une forme d’attitude à l’égard de ce qu’il voit qui l’empêche d’avoir la moindre distance réflexive. Il ne jouit pas de l’objet, il jouit du regard qu’il porte sur l’objet et de l’identification absolue entre le regard et l’objet. Ce qu’il voit, et la manière dont il voit ne font plus qu’un, dans une espèce d’unité qui interdit toute forme de mise à distance.

La sidération a toujours existé : elle a existé sans doute depuis l’origine des hommes, encadrée dans des rituels; des rituels magiques, qui utilisaient la sidération , des rituels religieux, des rituels artistiques aussi, et l’on peut imaginer que certaines formes d’expressions artistiques, très tôt, ont utilisé ce phénomène de sidération : il est probable que ceux qui entraient avec une torche dans la grotte de Lascaux devaient être sidérés de ce qu’ils y voyaient, et devaient être en face de ces images dans une situation dans laquelle effectivement ils étaient « happés ». Mais ce qui caractérisait la sidération, c’est qu’elle s’exerçait dans des temps et des lieux précis, et que l’on apprenait à la fois à se sidérer et à se réveiller. C’est-à-dire que la sidération encadrée était un moment, au-delà duquel on se confrontait à un monde qui venait briser ce processus.

Or, ce qui me paraît caractériser un certain nombre d’évolutions aujourd’hui, c’est que la sidération n’est plus un rituel anthropologique, mais qu’elle est inscrite dans une gigantesque machinerie commerciale. Je pourrais dire, puisque nous sommes en période d’anniversaire, en parodiant Michel Foucault, que la machinerie disciplinaire dont Michel Foucault nous a décrit le développement dans Surveiller et punir – qui était une machinerie qui dressait les corps et les esprits à travers l’organisation du rang, à travers le panoptisme et à travers la manière de les organiser dans l’espace – devient une machinerie sidérante et que, d’une certaine manière, on pourrait ne plus avoir besoin de discipline si la machinerie sidérante faisait convenablement son travail, et si cette machinerie sidérante se substituait à la machinerie disciplinaire. Les médias d’ailleurs sont assez convaincus, dans l’ensemble, que c’est bien la voie vers laquelle il faut aller, et les expériences que certains d’entre vous connaissent de l’Allemagne nazi ou de l’Italie mussolinienne en matière d’utilisation de l’image sidérante, montre bien en quoi la possibilité de remplacer l’image disciplinaire par la sidération est une possibilité qui a toujours été liée à une forme d’autoritarisme, voir de fascisme. Là, l’objectif devient de « scotcher » les individus et les sidérer à jet continu.

Pour moi, enseignant, un des phénomènes majeurs de la génération d’élèves que nous avons devant nous, c’est bien évidemment le zapping, et un des objets les plus importants, les plus caractéristiques de notre société, c’est bien évidemment la télécommande. La télécommande n’est pas simplement comme on pourrait l’imaginer une sorte de prolongement technique de la commande mécanique et manuelle : elle est un instrument « divin », un attribut divin, c’est la possibilité de faire taire ou de faire parler quelqu’un à distance, simplement en raccourcissant tellement le temps entre la pensée et l’action que la pensée elle-même dirige en quelque sorte le monde. Avec la télécommande, on peut à distance et en appuyant sur des boutons, faire ce que l’on veut de ce que l’on voit. Voilà quelque chose qui est loin d’être innocent, et qui renvoie à cette mécanique de la sidération. Pourquoi la télécommande entraîne-t-elle la sidération ? Parce que les chaînes de télévision – vous le savez – ne veulent pas que l’on zappe, elles veulent retenir le téléspectateur, et sont donc dans une attitude qui consiste à organiser cette sidération pour éviter le zapping. Ou, en d’autres termes, à organiser le zapping sur la chaîne pour qu’on ne zappe pas sur une autre chaîne. D’où le raccourcissement extraordinaire des plans, d’où la manière extrêmement rapide d’opérer des montages, qui, inspirés de certaines techniques cinématographiques, sont des montages dans lesquels le narratif n’est pas l’objet, où c’est le « sidératif » qui est l’objet.

On voit même que la littérature est absorbée par le zapping. Si, comme moi, vous regardez depuis quelques semaines la liste des best-sellers qui se vendent en librairie, vous n’avez pas manqué d’observe que Da Vinci code est en tête et a vendu plus d’un million d’exemplaires en France – ça n’est pas un hasard : il s’agit d’un livre construit sur le principe du zapping. Loin du principe d’Eugénie Grandet, où il vous faut passer cinquante pages, assumer la description de toute une série de choses pour rentrer dans une histoire qui se construit lentement, où il vous faut vous imprégner d’un paysage, d’une atmosphère, d’une ambiance pour arriver à pénétrer un monde. L’intérêt commercial de Da Vinci code est que vous êtes « scotché au récit », que ce récit est organisé sur le mode du montage sidérant, c’est-à-dire au travers de très courtes séquences qui s’enchaînent d’une manière extrêmement rapide et auxquelles vous ne pouvez pas échapper. Quand vous ouvrez Da Vinci code, disent les critiques – y compris les critiques littéraires qui le condamnent – vous ne pouvez plus le fermer. C’est le principe de la télévision qui ne veut pas que l’on zappe. Nous sommes dans une organisation interne du zapping, vous zappez d’un chapitre à l’autre, d’un événement à un autre – d’une manière qui est totalement irréaliste d’ailleurs, mais là n’est pas le problème : vous zappez parce que vous êtes scotchés et que vous êtes dans le phénomène que je décrivais tout à l’heure au plan psychologique : votre subjectivité, votre regard et l’objet sont réunis dans une unité qui interdit toute mise à distance.

En réalité, la sidération se développe tellement dans la machinerie audiovisuelle, qu’elle nous envahit à travers une forme tout à fait originale du panopticon de Bentham, qui est le triomphe non pas des jeux vidéos, mais plutôt de la télésurveillance. La télésurveillance, c’est le panopticon, mais poussé jusqu’au dernier raffinement, puisque où que vous soyez, vous allez pouvoir être vu, et vous allez pouvoir, grâce à la télévision, vous voir en étant vu. Il y a un lien très profond, puisqu’il n’est que le revers de la même médaille, entre la télésurveillance et le Loft. C’est le même principe. Certains d’entre vous se souviennent peut-être d’un film de Wim Wenders, Au bout du monde : Il nous présente deux personnages, Claire et Sam, qui passent une grande partie de leur vie à visionner leurs propres rêves sur des écrans d’ordinateurs, et à être hypnotisés, sidérés par leurs propres rêves. Et dans un ouvrage écrit par Wim Wenders, La vérité des images, il reparle de ce film et dit qu’il a voulu montrer là l’ultime conséquence du mauvais usage des images. « Ce qui arrive à Sam et Claire, dit-il, c’est une overdose de narcissisme, et Narcisse est celui qui s’isole du monde, préférant sa propre image à celle du monde ». Il reprend ensuite cette idée dans son poème Le rêve américain en évoquant ce triomphe total de l’image sidérante qu’il définit ainsi : « Totalitaire, on ne peut définir autrement la domination des images vides sur le pays nommé Amérique. Il est trop invraisemblable de penser que dans le Moloch Intertainment, pourrait se glisser à nouveau une morale susceptible de faire surgir de vraies images. Et d’ailleurs, qui les distinguerait encore des milliards l’images sidérantes et mensongères ?»

Wim Wenders n’est pas très optimiste, en parlant de ces milliards d’images dans lesquelles on ne distingue plus les images qu’il appelle les « vrais images ». On pourrait poursuivre ainsi la réflexion sur la montée du phénomène « sidération »; on pourrait, en particulier, développer – j’ai tenté de le faire dans un ouvrage paru récemment, Le monde n’est pas un jouet – l’espèce de superposition qui s’organise entre le monde vu et le monde réel et qui fait que le monde est réduit à ce que l’on peut en voir et ce que l’on peut en penser. C’est-à-dire qu’il devient un « parc d’attractions » comme Eurodisney. Il y a une espèce de déréalisation du monde qui fait qu’on ne peut plus dire aujourd’hui que la télévision « déforme » la réalité. Étant l’un des plus âgé parmi vous, j’ai fait partie de ceux qui ont travaillé sur la télévision à une époque où l’on se posait des questions métaphysiques du type: « Est-ce que le journal télévisé ne déforme pas un peu l’actualité ? » On se posait ces questions très sérieusement, en évoquant le choix des images, le montage, la présentation… puis on travaillait avec les élèves là-dessus. Je crois que cette question n’est plus du tout d’actualité : le journal télévisé ne « déforme pas la réalité », le journal télévisé « fabrique » la réalité. Nous sommes tout à fait dans une autre problématique. Ce n’est plus une problématique de l’écart à la réalité, l’écart est maintenant inversé : il est dans le fait que l’on impose à la population de faire « ce qui est dans le journal télévisé », ce qui est dans la petite boîte, la boîte sidérante. On cherche maintenant à superposer totalement l’univers réel et l’univers psychique, le monde est réduit à « ce que vous pouvez en voir » dans une espèce de régression infantile… à ce que vous pouvez manipuler directement par votre télécommande et à ce qui vous fait jouir dans la sidération. Voilà, me semble-t-il, une chose qu’il faut repérer, même si probablement j’ai une petite tendance à noircir le tableau.

Je relisais récemment, à ce sujet, quelques textes de Jacques Derrida qui a de très belles formules sur ces questions : quand il décrit les acteurs de la politique et qu’il montre par exemple qu’ils ne sont plus aujourd’hui les acteurs de la politique, mais qu’ils sont les acteurs de la télévision… parce que la politique n’existe plus, il n’existe plus que la télévision. « Plus la peine d’espérer qu’il y ait de la politique, dit-il, il n’y a que de la télévision ». Être acteur en politique, c’est être un bon acteur de télévision.
On pourrait multiplier ainsi les éléments, mais je m’arrête là, pour entrer plus directement maintenant dans la deuxième partie de la formule que je vous ai proposée : « De la sidération à l’éducation ».
Nous vivons effectivement dans cet univers où l’image sidérante est partout, et je crois que notre responsabilité éducative est précisément de permettre de briser cette sidération. Non pas que les individus ne puissent pas être sidérés un temps, dans un cadre donné, mais pour éviter qu’ils soient avalés par la machine.

Deux séries de remarques sur des choses qui vous sont familières, la première, sur les métamorphoses et les paradoxes de l’image dans l’acte pédagogique (un petit peu d’histoire, à la fois humoristique et qui, j’espère, vous rappellera de bons souvenirs) et puis, dans une deuxième série de remarques, je tâcherais de dégager les trois enjeux importants qui me paraissent aujourd’hui devoir être pris en compte pour cette éducation à l’image, à travers en particulier le cinéma.

Les métamorphoses et les paradoxes de l’image dans l’acte pédagogique
– Historiquement, l’image, pour le pédagogue, c’est « le mal ». Platon nous l’a dit, nous l’a assez répété : « ce que nous voyons au fond de la paroi de la caverne n’est qu’illusion, il faut en dégager l’élève, pour le faire accéder à la seule chose qui vaille : le concept ». L’image est l’opposé du concept et il y a déjà, chez Platon, une critique de la sidération par l’image : les hommes, au fond de la caverne, sont assis à regarder ce qui est déjà d’une certaine manière du cinéma, puisque ce sont des marionnettes dont les ombres sont projetées. L’objectif est donc d’arracher l’individu à cette vision sidérante pour l’entraîner vers une compréhension, vers une intelligence de l’idée. La démonstration de Platon est très simple, je la caricature : les images sont multiples, mais entre les différentes images de la table il y a l’idée de table qui les réunit : l’éducation consiste à faire entendre à l’élève que la table n’est pas réductible à cette table, mais qu’il y a une multitude de tables qui sont réunies dans le concept de table. Et qu’il en est ainsi pour chaque chose et pour chaque comportement humain : un comportement généreux peut exister, mais la générosité n’est pas la somme des comportements généreux, seul le concept de générosité permet de reconnaître un comportement généreux. Le concept préexiste donc à l’image, puisqu’il permet de reconnaître l’image. Cette idée ne sera d’ailleurs pas contestée pendant de très nombreuses années : Ainsi on trouve dans Le Capital un court texte qui est une sorte d’éloge de Platon : lorsque Marx explique pourquoi il a appelé ainsi son livre. Il aurait pu l’appeler « Les Capitalistes », ou « Le Capitalisme », mais il l’a appelé Le Capital parce que ni le capitalisme, ni les capitalistes n’existent vraument. Les capitalistes n’existent pas : si les ouvriers se mettent à tuer les capitalistes, il y en aura encore plus (comme les policiers : si on se mettait à les tuer, il y en aurait de plus en plus…); le capitalisme lui-même n’existe pas : ce qui existe, c’est le principe qui fait fonctionner le capitalisme, c’est-à-dire, justement,  » le Capital « . Et tant qu’on n’a pas compris qu’il faut éradiquer le principe, on peut s’attaquer aux images qui incarnent ce principe, on ne s’attaque à rien. Marx reprend l’argumentaire platonicien, en disant que libérer les hommes, c’est les libérer des images, pour leur permettre d’accéder aux concepts. On voit d’ailleurs combien l’enseignement est encore très largement – presque totalement – dans cette conception : les mathématiques sont presque entièrement dans cette idée de libérer l’enfant de l’imagerie première pour le faire accéder au concept. Tracer un triangle au tableau dans une classe de CP et expliquer qu’il a trois sommets, se heurte à la représentation des enfants selon laquelle le triangle est une montagne avec un sommet unique en haut. Le professeur d’arithmétique va devoir faire entendre que le triangle n’est pas une montagne, que c’est un concept et que, dans un concept, il peut y avoir des sommets en bas alors que dans les montages les sommets ne sont qu’en haut. L’éducation est ainsi, en grande partie, une forme d’arrachement à la puissance de l’image, pour accéder à ce qui serait le concept, ou au-delà, la théorie et le système.

Dans cette perspective, l’image est donc conçue comme une sorte d’obstacle à la conceptualisation, et à ce titre, s’arracher à l’image fait partie des objectifs prioritaires de l’éducation. Dans un ouvrage paru il y a une quinzaine d’années, Enseigner, c’est résister, Neil Postman, qui avait été, quinze ans plus tôt, l’un des grands promoteurs de l’introduction de l’audiovisuel et du cinéma dans les écoles aux Etats-Unis, explique qu’à l’époque où l’école n’ouvrait pas sa porte au cinéma et à l’audiovisuel et où ils étaient minoritaires dans la société, il était tout à fait essentiel que l’école s’en occupe, mais qu’à partir du moment où la société est massivement dominée par l’image, il est absolument essentiel que l’école y résiste. Et même qu’elle abolisse tout image en son sein pour se consacrer à l’essentiel: le livre qui permet d’accéder au concept.

On pourrait discuter de cette conception et, en particulier, montrer que le concept lui-même n’est pensable que par des images. Mais ce n’est pas mon objectif : je voulais vous rappeler que nous avons en face de nous, et en nous d’une certaine manière, une conception extrêmement ancienne, puissante, qui fait de l’image l’ennemie de l’éducation. Il faut avoir conscience qu’il y a cette conception, sinon on ne peut pas rentrer dans le débat avec ceux qui s’opposent à nous. Nous avons ainsi toute une série de gens qui considèrent que le cinéma n’est à la rigueur tolérable que s’il permet d’accéder à la littérature. Et cette conception reste majoritairement ancrée dans les esprits. J’ai entendu Laurent Godel parler de ce qui se passe dans les IUFM : nos jeunes stagiaires d’IUFM, même s’ils n’ont pas de mémoire au-delà de vingt ans et si leur mémoire cinématographique commence à La Guerre des étoiles, dès lors qu’ils accèdent à la position de professeur, accèdent en même temps à une sorte de négation de leur propre culture cinématographique. Nous disposons de quelques études sur leurs comportements : sachez qu’un professeur stagiaire, lorsqu’on l’observe sur le plan vestimentaire, comportemental et dans ses relations avec les autres, par rapport à l’étudiant qu’il était un an plus tôt, a pivoté à peu près de 180° et que ce qu’il pratiquait quotidiennement, à l’égard de ses propres enseignants par exemple, va lui paraître complètement insupportable dès lors que cela émane de ses propres élèves. Et bien, concernant l’image, même chose: nos stagiaires peuvent parfaitement être eux-mêmes dans la sidération à l’égard d’un certain type de cinéma et d’images, mais ils n’en véhiculent pas moins massivement l’idée que l’image reste l’ennemie de leur activité pédagogique.

– Deuxième niveau qui, à la suite de Platon, apparaît à la fin de l’Empire romain et au Moyen âge : l’image comme enluminure. Elle n’est plus l’ennemie, elle est ce qui permet d’apporter au texte ce petit supplément qui le rend attractif. Elle est le miel au bord de la coupe, qui permet d’avaler la mauvaise potion. Et nous avons eu pendant de très nombreux siècles cette conception-là de l’image comme étant précisément, en matière éducative, une sorte de passage obligé pour séduire l’enfant et pouvoir l’amener à ce qui précisément n’est pas l’image, mais l’idée. Quelqu’un qui a parfaitement développé cela, c’est Jean-Jacques Rousseau, qui était un adversaire résolu de l’image, de toute forme d’image – du théâtre évidemment, il s’est battu avec Voltaire à Genève, ne voulant pas qu’on y implante un théâtre. Rousseau pensait que l’image éloigne l’enfant de la pensée. Et il ne l’utilisait guère qu’à titre d’illustration, un passage malheureusement nécessaire et heureusement éphémère. Vous savez qu’Émile lui-même n’a droit qu’à un seul livre dans son éducation, Robinson Crusoë (ce n’est pas pour rien, bien sûr : cette histoire est une sorte de métaphore de la naissance de l’Humanité et, dans l’idéologie rousseauiste, du retour à l’état de nature : Robinson Crusoë permettait de retrouver l’émergence de l’homme livré à lui-même à l’état de nature, avec ses aspects positifs et négatifs). Et, dans Robinson Crusoë, les illustrations sont simplement là pour ne pas trop décourager la lecture, mais il faut s’en dégager le plus vite possible. Rousseau lutte, par exemple très farouchement contre les fables, en disant qu’elles sont pleines d’images, dangereuses si l’on s’y fixe.

– Troisième période de l’histoire : l’éducation, après avoir banni l’image, après l’avoir utilisée comme une sorte de miel au bord de la coupe, va progressivement l’introduire. Mais elle va le faire d’une manière qui, en particulier au XIXe siècle et avec l’école de Jules Ferry, va prendre une importance extraordinaire. L’image va devenir icône. Avec la fin du XVIIIe, au début du XIXe, nous assistons au triomphe scolaire de l’image pieuse. L’image pieuse n’est pas forcément l’image qui représente la Sainte Vierge, elle peut représenter les soldats, la carte de France, les instruments agricoles, le thermomètre… toute une série de choses à l’égard desquelles nous avons une forme de nostalgie et qui, chaque fois qu’elles sont rééditées dans des ouvrages imagés du temps jadis, ont un succès de librairie colossal. On est même là dans une époque, avec Jules Ferry, ou la carte de géographie devient une espèce de matrice de l’image pieuse. C’est une image au sein d’une religion, celle de la Nation, et le choix de la carte de géographie n’est pas dû au hasard : c’est la question des frontières avec l’Allemagne, qui est l’enjeu fondamental de l’époque : reconquérir l’Alsace et la Lorraine. Ce caractère « pieux » n’est pas innocent. Image pieuse aussi, parce qu’elle met le Nord en haut, le Sud en bas, ce qui est géographiquement plus une convention pieuse qu’une obligation. La carte de géographie devient ainsi une structure organisationnelle qui renvoie à une idéologie républicaine très forte. L’école va faire une consommation colossale d’images : vous les trouvez dans des fameux livres comme Le tour de France par deux enfants. Et, comme chaque fois dans les étapes précédentes, cette étape porte en elle-même son propre dépassement.
– De la même manière que la conception platonicienne de l’image comme ennemie portait la conception moyenâgeuse de l’image comme enluminure, de la même manière qu’elle-même va devenir icône, cette dernière va très vite engendrer l’image comme « structure à déconstruire ». Puisqu’à peu près simultanément à l’arrivée de l’école de Jules Ferry – on l’oublie trop – existe tout un courant pédagogique, qui comprend à la fois d’ailleurs, assez bizarrement, des gens issus du catholicisme critique et des gens issus du mouvement anarchiste, et qui va développer une critique radicale de l’image. Avant même que l’on fasse de l’audiovisuel à l’école, un nombre significatif de pédagogues se sont intéressés à la « déconstruction idéologique » de l’image et ont montré que l’image n’était pas objective, que l’image était porteuse d’une réalité qui n’était qu’un point de vue sur le monde, que ce point de vue était discutable et devait être discuté: « Décortiquons l’image, faisons de cette décortication de l’image un des outils essentiels de notre éducation.»

Ce mouvement va, d’ailleurs, monter en puissance jusque dans les années 60, jusqu’à – certains s’en souviennent peut-être – devenir quasiment structurant d’un certain nombre d’expériences pédagogiques. Le « Collège expérimental » de Marly le Roi est entièrement construit autour de l’audiovisuel et autour du principe de la déconstruction de l’image. On y passe son temps à analyser les journaux télévisés, mais aussi toutes les formes d’images, de films ; on y passe son temps à expliquer ce qu’est une plongée, une contre-plongée, on y montre que la contre-plongée grandit et que la plongée écrase, etc. (toutes choses dont j’ai honte de rappeler ici qu’elles existent). Tout cela va, à la fois, représenter un progrès et aussi, à certains égards, engendrer une forme d’essoufflement de cette pratique. Pourquoi ? Moi-même ayant pratiqué la « grammaire de l’image » avec des manuels que vous connaissez sans doute très bien, je sais bien que nous avons pu tomber assez vite dans un formalisme qui, à force de didactiser l’image, finissait par en éloigner les élèves, par leur faire perdre le goût de cette image. Pour faire un parallèle, je fais partie des gens qui se réjouissent massivement de l’échec de l’éducation sexuelle à l’école, parce que je pense que si on y réussissait aussi bien qu’en mathématiques, on irait assez vite vers l’extinction de l’espèce, de la même manière que si l’école apprenait aux enfants à marcher, on aurait un tiers de grabataires… puisque c’est le principe de l’école : il y a toujours un tiers des élèves qui échouent… Et je pense que cette didactisation forcenée de l’image a abouti a de belles réalisations, mais aussi à des caricatures formalistes, didactiques (j’en parle avec humour, ayant été impliqué moi-même dans cela avec beaucoup de convictions) et royalement ennuyeuses… des situations où, à force d’expliquer ce qu’était un plan américain, un plan de coupe et ce genre de choses à des élèves, sans finalement leur montrer les films en entier, on faisait de  » l’éducation à l’image  » une matière scolaire aussi artificielle finalement que les autres. Ainsi elle ne jouait pas sa fonction réelle de formation à l’esprit critique sur l’image. On passait à côté de cela, apprenant à l’école à décortiquer une image, parfois avec une « interro écrite » pour distinguer le plan américain du plan rapproché, du gros plan… Mais quand vous aviez fait votre interro juste, ça ne vous donnait pas forcément envie d’aller au cinéma et de comprendre ce que vous voyiez à ce moment-là. C’est la raison pour laquelle il me semble que, dans les années 70-80 et 90, on a vu s’épuiser assez vite « l’analyse de l’image”. Ainsi, moi-même, après avoir donné dans le cadre de mes cours de français quasiment des cours de grammaire cinématographique, j’ai fait partie de ceux qui ont abandonné cela au regard des effets que je viens de décrire, pour s’engager dans la pratique de l’audiovisuel – c’est-à-dire dans « l’image comme projet », qui est la cinquième de ces métamorphoses pédagogiques que je vous décris rapidement.

– « L’image comme projet », c’est le fait de se dire avec des enfants ou des élèves, que c’est par la fabrication de l’image, par le fait de tâtonner sur l’image, de travailler avec et dans l’image, qu’on réussit – plus ou moins – à comprendre ce qui se joue dans l’image. Nous avons fait, j’ai fait donc beaucoup de cinéma avec mes élèves, devenant « disciple » de créateurs comme Norman McLaren, faisant beaucoup de pixillation, beaucoup de cinéma d’animation, parce que ça nous paraissait une forme de cinéma qui, par le contact direct avec le montage et la pellicule, permettait d’accéder à ce que j’estimais être l’essence du cinéma. J’ai fait partie de ceux qui ont longtemps milité contre la vidéo, parce que je voyais dans le film, y compris dans la matérialité de la pellicule et du montage, quelque chose qui permettait d’accéder d’une manière beaucoup plus forte à l’essence même du cinéma, que ne le permet le montage vidéo, très largement électronique et donc très largement invisible et abstrait pour les élèves. Quand on travaillait à couper avec nos petits appareils, à coller et à monter, quand, comme je l’ai beaucoup fait, on écrivait directement nos dessins animés sur la pellicule, quand on utilisait la pixillation (qui n’est rien d’autre dans la théorie de McLaren que la réduction du cinéma au montage) on touchait, je crois, quelque chose qui était central pour comprendre qu’est-ce que le projet d’un film et comment ce film se développe. Et cette dernière métamorphose,  » l’image comme projet « , est celle que, pour ma part, j’ai pratiqué et qui, aujourd’hui encore se pratique (un peu, et non pas beaucoup) dans un certain nombre d’établissements scolaires, dans des classes ou des ateliers de cinéma.

Il y aurait un sixième paradigme, mais que je n’évoque volontairement pas, parce que, justement, je pense qu’il ne s’est pas vraiment encore construit comme paradigme pédagogique : le paradigme du spectateur actif, éclairé et accompagné. C’est-à-dire, au fond, un paradigme qui dépasserait, à la fois l’idée qu’il faut faire des cours sur la construction des images et qu’il faut faire soi-même des images et qui, ainsi, pourrait permettre d’accéder à cette idée que l’on doit accompagner l’enfant dans la découverte de l’image, sans nécessairement passer par la fabrication… mais je vais y revenir. Ce sera même le propos essentiel de ma deuxième partie.

Si je me suis permis ce retour en arrière, c’est pour vous montrer que l’éducation scolaire est, en réalité, bien plus complexe dans ses relations à l’image qu’on ne peut l’imaginer. Il ne faut pas, en effet, que vous pensiez que les différentes strates que j’ai décrites se retrouvent historiquement enfouies les unes sous les autres, et que la dernière s’est superposée à la première… ce serait une grave illusion. Les géologues savent bien que les couches qui se superposent – le primaire, le secondaire, le tertiaire, le quaternaire etc. – vous ne les retrouvez pas, dans la réalité, dans l’ordre où elles sont apparues. Il se trouve que ce sont des roches extrêmement anciennes qui sont au sommet du Mont-Blanc… Et bien, de la même manière, il est possible que ce soit des conceptions extrêmement anciennes qui soient aujourd’hui au sommet de l’institution scolaire, c’est-à-dire celles que j’ai pointées, précisément, comme étant les plus traditionnelles. Et je crois que si l’on filait la métaphore jusqu’au bout et si l’on voulait comprendre ce qui se passe dans l’institution scolaire, il faudrait montrer comment un ministre, un chef d’établissement, une commission, arrivent à agir pour faire remonter à la surface une couche ancienne en cassant une couche nouvelle et ainsi de suite. Et, donc, chaque lieu éducatif est devenu en quelque sorte, au regard de l’éducation à l’image, un composé complexe dans lequel sont encore présents les différents paradigmes que je viens d’évoquer. Avec des importances plus ou moins grandes et des priorités qui varient. Ainsi, vous avez des lieux où, clairement, l’on est dans une conception platonicienne de l’image («L »image, c’est le mal»); et puis des lieux où les enseignants en sont encore à déconstruire et à faire des interrogations écrites sur les plans rapprochés et les plans américains ; vous avez des lieux où la formule de l’atelier est dominante… et des lieux – très nombreux – où c’est l’enluminure qui est dominante. Dans certaines disciplines même, il y a une espèce de vénération iconique… largement encouragée par les éditeurs scolaires pour des raisons qu’on devine.

Les enjeux de la formation à l’image
J’en viens maintenant à ma deuxième partie : au regard de ces différents paradigmes, quels sont les principaux enjeux, à mes yeux, de la formation à l’image aujourd’hui ? Je vais délibérément me situer, ici, du côté du pédagogue… j’assume ainsi mon côté  » bricoleur « . Le pédagogue, en effet, vivrait plus volontiers dans le Palais du facteur Cheval que dans la Cité radieuse du Corbusier. Il reconnaît que ses propositions sont provisoires et imparfaites… Mais, au moins, elles sont  » à hauteur d’homme « . Trois enjeux fondamentaux, me semble-t-il, doivent nous guider dans l’action pédagogique sur l’image.

– Premier enjeu : prendre conscience que la formation et l’éducation à l’image, c’est la formation à l’intelligence de l’intentionnalité du regard.
C’est probablement une évidence que de dire qu’il faut « apprendre à regarder « , et que regarder, ça n’est pas simplement recevoir, se mettre en position d’ouverture ou même de disponibilité, c’est chercher. Regarder, c’est être en situation de ce que nous appelons en psychologie « la motivation expectative ». C’est-à-dire « être en recherche de quelque chose ». Les enseignants le savent bien : s’ils donnent le sujet du contrôle avant le cours et non pas après, l’attention pendant le cours sera forcément plus grande. Ils savent bien que « être attentif », ça n’est pas être ouvert, sans rien qui structure votre intentionnalité, mais au contraire être « en projet » face à ce que l’on voit. Ce n’est pas être dans la mécanique de la sidération, mais s’inscrire dans une dialectique entre « ce qui m’est dit » et « ce que je peux penser de ce qui m’est dit ». C’est ce qui casse la sidération.

Je dis cela très simplement quand j’ai à parler à l’IUFM de l’apprentissage de la lecture. Qu’est-ce qu’apprendre à lire ? C’est apprendre qu’un texte résiste à la toute-puissance de mon imaginaire. Dans un texte, un singulier est un singulier, un pluriel est un pluriel, un imparfait est un imparfait, un futur est un futur, etc. Je ne peux pas faire dire à un texte autre chose que ce qu’il dit. Apprendre à lire, c’est apprendre à se soumettre à ce que dit le texte. Mais c’est aussi apprendre à occuper les interstices, c’est-à-dire à inventer ce que le texte ne dit pas. C’est cette dialectique, entre l’objectalité du texte et la subjectivité de l’intention qui le regarde, qui fait que la lecture est à la fois soumission à un « donné » et invention personnelle à partir de ce donné. Je crois que cette dialectique est la meilleure façon de sortir du phénomène de la sidération. Apprendre à voir ce que l’on voit et non ce que l’on voudrait voir, apprendre à se soumettre à ce qui est là et qui résiste (j’emploie ce mot volontairement, parce que la toute-puissance de l’enfant, c’est précisément de ne jamais voir ce qu’il voit, mais de voir ce qu’il voudrait voir). Et voir ce qu’on voit est la seule manière de pouvoir imaginer ce qu’on ne voit pas. Sans vous faire l’insulte, ici, de faire un cours sur le hors champ, je lisais récemment une très belle étude sur cette notion chez Hitchcock, qui montre très bien l’importance du hors champ et le fait que précisément le hors champ, hors de la vue, entre en interaction avec ce qu’on voit dans le champ pour faire avancer l’histoire… et c’est cela qui fait l’intelligence dans le rapport que l’on entretient avec l’image, qui nous place en position d’être un sujet en interaction avec un objet. Un sujet qui se construit ainsi.

Et la télévision, justement, c’est l’absence de hors champ. Pas de hors champ dans le Loft… par définition tout y est dans le champ. Il reste un seul tabou en France : les candidats ne sont pas dans le champ quand ils sont aux toilettes… ce tabou semble être levé dans d’autres pays et il ne devrait pas tarder à l’être chez nous ! Le hors champ n’existe plus du tout donc… Tout est dans le champ, c’est le panopticon de Bentham systématisé au-delà même de ce qu’il imaginait. Et dès lors qu’il y a panopticon, dans ses deux versions – on peut être vu, mais on voit tout – il n’y a plus de hors champ, plus de dialectique entre l’intentionnalité du regard et l’objectalité de l’objet. Plus de dialectique, plus de regard au vrai sens du terme. Et donc, sidération.

Il y a ainsi un enjeu absolument essentiel : accompagner les élèves dans cette découverte difficile que l’image, le film en particulier, est un  » objet « . Et ce n’est pas une banalité de le dire, puisque aujourd’hui, pour une immense majorité des enfants, l’objectalité n’existe pas, ou plus. Ils sont dans une vision du monde où le monde est réduit à ce qu’ils voient… donc pas de hors champ. Où le monde est réduit aux images et à la somme des images qui leur sont proposées… donc pas de résistance de ces objets. Il n’y a rien qui existe en dehors de ce qui est montré. Or, c’est cela que le film nous permet de déconstruire, parce que, contrairement à la télévision, dans le film, il y a du hors champ ; il est même essentiel et structure simultanément l’œuvre et le regard qui est porté sur elle. C’est aussi parce que le film est un objet limité dans le temps – ce qui le distingue de la télévision, cette dernière étant un objet « illimité », c’est-à-dire, au sens propre, qu’elle n’est pas un objet. La télévision ne s’arrête jamais, le Loft ne s’arrête jamais, il défile en « non-stop » sur Internet. Le film a, lui, un point de départ et un point d’arrivée ; il découpe et isole un morceau d’ « espace-temps » : c’est un objet dont je peux me saisir. En effet, autant je peux me saisir d’un objet, autant je ne peux pas me saisir de quelque chose qui est totalement envahissant, qui se déroule en permanence autour de moi et n’offre aucune prise à la distance puisque je suis, précisément, toujours dedans. Le film comme objet, est absolument fondamental, et la construction de l’intentionnalité du regard face à cet objet est absolument essentielle.

– Deuxième enjeu : dans cette dialectique entre sujet et objet, une chose est fondamentale : l’intelligence du récit.
J’utilise, ici ce mot de « récit », au risque de provoquer interrogations, voire contestations. En effet, une partie du cinéma déconstruit le récit traditionnel, au sens de la narratologie de Propp par exemple – le héros, les obstacles, les alliés, etc.- et, si on trouve ce dernier de manière très structurante dans La Guerre des étoiles ou dans la quasi-totalité des films regardés par les jeunes, vous savez qu’il existe tout un cinéma  » expérimental  » qui déconstruit le récit ; mais ça ne veut pas dire, pourtant, qu’il n’y a plus de récit… il y a, simplement, un autre type de narration qui n’est pas la narration linéaire du conte traditionnel.

Pourquoi le récit représente-t-il un enjeu éducatif ? Parce que, quand j’observe la façon dont les enfants racontent, à l’école primaire mais aussi au collège, ce qu’ils vivent, j’observe leur incapacité à articuler, à procéder au montage, à entendre l’ellipse, à comprendre en quoi les relations entre les événements font sens. J’entends des enfants qui me racontent leur vie sous forme d’un clip vidéo où tout ce télescope, où les événements s’encastrent brutalement les uns dans les autres, sans que rien ne fasse lien et, donc, sans que rien ne fasse sens. J’entends là quelque chose d’extraordinairement confus… et je trouve qu’à cet égard, le travail sur le cinéma est très formateur.

Le cinéma est formateur pour toute une série de raisons : d’abord parce qu’il y a dans le cinéma quelque chose qui relève du rituel ; ce rituel est, pour moi, tout à fait essentiel : le fait qu’on aille dans une salle où il fait noir et qu’on regarde ensemble le même objet du début à la fin, forme à ce que je nomme la focalisation. Ainsi, l’expérience que j’avais faite avec des élèves de 6e, il y a plus de quinze ans, publiée à l’époque, montrait déjà la différence de perception entre la télévision et le cinéma. J’avais travaillé à partir du film Le train sifflera trois fois, dans lequel il y a pratiquement superposition entre le temps de l’action et le temps du film, rythmé par la présence systématique d’horloges qui apparaissent dans le champ, derrière ou à côté des personnages. J’ai fait regarder ce film au cinéma à des élèves de 6e, dans les conditions normales d’une séance scolaire ; puis, comme il se trouvait que ce film était diffusé à la télévision dans la semaine qui a suivi, j’ai pu comparer la perception entre les deux médias. Et bien, 77 % des élèves qui ont vu le film au cinéma ont repéré l’isomorphie de l’action et du temps du film, et moins de 25 % de ceux qui l’ont vu à la télévision l’ont repérée. Il y a là quelque chose d’assez étonnant sur le même film. Et c’est parce que le rituel n’est pas le même. Comment regarde-t-on la télévision ? En faisant autre chose. On va manger un morceau de fromage dans le réfrigérateur, on téléphone à un copain, on lit un magazine, on arrache la télécommande à sa sœur, on va répondre à la porte, etc. et puis, de temps en temps, on se branche « Tiens, c’est rigolo…» Je fais d’ailleurs l’hypothèse qu’énormément d’élèves, quand ils arrivent à l’école, font à peu près la même chose : ils s’installent à leur place, rangent leur trousse, font des tas de trucs puis, de temps en temps, ils se branchent : « Tiens, c’est pas idiot ce qu’il dit le prof !»… Il y a un  » machin  » qui cause dans un coin, comme la télé, mais ici – dommage ! – on ne peut pas changer de chaîne : on n’a pas encore de télécommande.

Tout cela n’est pas très original, mais c’est très important pour nous de l’entendre, ne serait-ce que pour nous mettre en garde contre les dangers de la garderie audiovisuelle à l’école, pour nous rappeler le fait que le film en tant qu’objet, s’il veut former à la vision globale, à l’appréhension du récit dans sa complexité et dans sa construction, et bien, il faut sans doute le voir dans des conditions de ritualisation assez spécifiques. Je ne dirais pas, à cet égard, que le cinéma a une exclusivité, car je pense que le théâtre a également cette fonction, puisqu’il partage avec lui une partie de ses rituels. Mais, à cet égard, la fréquentation des cinémas et des théâtres est, bien évidemment, un enjeu majeur pour la formation à cette vision linéaire, cohérente, qui fait récit et qui fait sens. Il faudrait évoquer ici les analyses de Paul Ricœur sur le récit : il montre, en effet, que la construction du sujet est subordonnée à la capacité de se percevoir comme récit – y compris quand on se ment : « Je suis tombé amoureux de telle personne tel jour, c’était le coup de foudre, etc.» Même si c’est évidemment faux et que ça ne s’est pas du tout passé de cette façon-là ! On reconstruit, mais ça n’a aucune importance puisque le récit, devenu moi, devient vrai. Notre récit nous construit et l’accès au récit, en ce sens, n’est pas l’accès à la fiction, c’est l’inverse : le détour par la fiction nous permet d’accéder à la réalité, que l’on construit dans une structure narrative.

– Troisième enjeu de l’éducation à l’image : la construction du symbolique.
Le symbolique n’est pas l’imaginaire. De l’imaginaire, nos enfants en sont saturés, mais ils sont complètement, pour la plupart d’entre eux, déconnectés du symbolique. Le symbolique, c’est la capacité à entendre ce qui avec le minimum de dépense, produit le maximum d’impact psychique. Le symbolique, c’est le contraire de l’obscène. Dans le théâtre Nô japonais, c’est un mouvement de trois millimètres du petit doigt qui signifie la tempête. Au Futuroscope ou à Eurodisney, on vous met dans des sièges qui bougent, on vous passe un film à 360° et l’on vous fait pleuvoir sur la tête ; il y a là un surcroît de représentation qui abolit le symbolique. C’est ce que j’appelle l’obscène : quand tout est montré. Et, quand tout est montré, il n’y a plus rien à penser. L’obscène, c’est le Loft, mais aussi Mireille Dumas, avec plusieurs heures de tournage pour quatre-vingt-dix minutes de diffusion, avec un montage qui ne s’avoue pas comme tel, ce qui est insupportable : autant je suis quelqu’un qui croit que le montage est quelque chose de constitutif de l’acte de création cinématographique, autant je ne supporte pas les talk-shows qui utilisent le montage en donnant l’illusion que ce n’est pas monté. Il y a vraiment là une escroquerie intellectuelle ; et c’est aussi une manière de scotcher le spectateur puisque précisément on lui fait prendre pour du direct ce qui est du montage. Donc, l’obscène, c’est le moment où la caméra n’explore plus le temps – comme quand j’étais petit – mais la blessure, le vagin, la conscience jusque dans ses plis les plus intimes. Où, à force de vouloir tout montrer, dans une surenchère de  » représentation « , on interdit d’accéder à ce qui est « symbolisé ».

En revanche, quand vous prenez des films  » classiques « , comme La nuit du chasseur par exemple, vous pouvez travailler sur le symbolique. Car il y a du symbolique en permanence : une barque passe sur l’eau, une ombre… Le symbolique est là. Vous n’êtes pas dans l’obscène. Si, en revanche, vous projetez un film gore, vous êtes dans l’obscène : tout est montré, vous ne pouvez pas échapper au fait que tout soit montré ; et il y a une surenchère dans le fait de tout montrer… tout doit être vu et plus rien ne doit échapper au regard. C’est, une fois encore, le panoptisme dont je parlais tout à l’heure. Et le panoptisme interdit le symbolique : il ne lui laisse pas la moindre place.

En quoi il est extrêmement grave qu’il n’y ait pas de formation au symbolique pour l’enfant ? Parce que le symbolique, c’est ce qui lui permet de se penser. C’est ce qui lui permet de manipuler ses propres forces psychiques, y compris les forces archaïques qui l’habitent. Nous sommes tous pétris de forces archaïques : Freud nous a expliqué que toute personne qui n’a pas des envies de meurtres a un électroencéphalogramme plat. Avoir envie de tuer quelqu’un est quelque chose de parfaitement naturel, c’est même le signe que l’on est un homme ou une femme équilibré(e). Il n’est pas « interdit » d’avoir envie de tuer quelqu’un ; ce qui est interdit, c’est de le faire… ce qui est, bien évidemment, tout à fait différent.

Nous avons tous des phantasmes extraordinaires au plus profond de nous : par exemple, on pourrait longuement parler du phantasme qu’on retrouve dans l’immense majorité des contes de fées et qui est repris par le cinéma gore américain, l’anthropophagie et le cannibalisme. C’est le phantasme du monstre, le phantasme de l’ogre. L’ogre est, bien évidemment, une figure symbolique majeure, avec laquelle aucun et aucune d’entre vous n’en aura jamais fini. Nous sommes tous pris dans une difficulté existentielle qui est, par exemple, d’aimer quelqu’un sans l’avaler, ou d’être aimé de quelqu’un sans être assujetti à lui… S’il y en a un ou une parmi vous qui a résolu ce problème pour lui-même une bonne fois pour toute, je le prierais de bien vouloir venir m’expliquer à la sortie sa solution, parce je souhaite publier quelque chose sur la question et j’envisage de mettre ainsi un terme à toute la production littéraire et cinématographique ! Je pense que personne n’a jamais résolu le problème de la bonne distance : comment concilier l’amour et la liberté – pour parler comme un professeur de français de Troisième -, c’est-à-dire comment concilier le fait que l’on est dans une relation où l’on désire l’autre et, en même temps, où l’autre a légitimité à ne pas s’assujettir à mon propre désir. Cette question nec sera jamais résolue, fort heureusement. Le problème, d’ailleurs, n’est pas qu’elle ne soit pas résolue – ce qui est au contraire une bonne chose – mais bien que cette question ne soit pas suffisamment posée dans le lieu même voué à la transmission de la culture : l’École. Elle pourrait être posée : elle l’est, d’ailleurs, en maternelle quand on raconte Le Petit Poucet. Bien évidemment, il s’agit là d’un conte affreusement gore, plus encore que la plupart des films du genre… mais il touche aux questions anthropologiques fondamentales en les traitant sous le registre du symbolique et non de l’obscène. Dans Le Petit Poucet, il y a abandon d’enfants, anthropophagie, cannibalisme, etc. Et pourquoi Le Petit Poucet intéresse-t-il l’enfant ? Parce que tout enfant a peur d’être abandonné par ses parents. Et ce conte est un objet culturel intéressant, parce que le rôle de l’enseignant n’est pas d’aller dire au petit Ahmed ou à la petite Sophie : « T’as pas peur que ta maman ne vienne pas te chercher à cinq heure aujourd’hui ? » – ce qui serait une intrusion dans sa vie privée absolument inacceptable… Mon rôle est de lui fournir un objet culturel qui symbolise son angoisse intérieure et qui, en quelque sorte, permette à cette angoisse intérieure de trouver des mots pour se dire, des images pour être figurée et de se relier, ainsi, à la fois à celui qui l’a écrit , à tous ceux qui ont été touchés par ce texte, à ceux qui sont autour de moi et à ceux qui viendront après. Je ne suis plus seul à avoir peur et il existe une image possible de cette peur, dont je peux m’emparer, qui ne me viole pas dans mon intimité, mais qui, néanmoins, relie ce qui, en moi, est le plus intime à ce qui est le plus universel. La Culture, c’est ça. Il n’y a pas d’autre définition possible de la culture pour moi, que la capacité à relier l’intime et l’universel. Le Petit Poucet relie ce que chacun a de plus intimement inscrit au fond de lui – le désir que tous les enfants ont, d’être aimés par leurs parents et, simultanément, la peur d’être mangés par eux. Il s’agit là de quelque chose qui relève de l’intimité que je n’ai pas le droit de violer et c’est, en même temps, d’une universalité totale: c’est pour ça que c’est un objet culturel.

Aider l’enfant à construire du symbolique, c’est l’aider à  » manipuler  » ce qu’il porte en lui, l’aider à le penser, à en faire quelque chose et à ne pas se laisser totalement envahir par les forces archaïques. À ne pas être possédé par elles, mais à les métaboliser pour en faire du symbolique. Un symbolique qui m’appartient, et à qui je n’appartiens pas. J’appartiens à l’imaginaire et le symbolique m’appartient : voilà une différence fondamentale… On voit bien que les enfants sont en demande extraordinaire de symbolique. D’ailleurs, quand nous ne leur fournissons pas, ils vont le chercher ailleurs. Où ? Dans les mangas japonais et les thrillers américains… Le film qui a été vu le plus grand nombre de fois par les adolescents depuis quinze ans, c’est Seven. Certains adolescents avouent l’avoir vu plus de trente fois : de quoi parle Seven : des sept péchés capitaux, des sept transgressions fondamentales. Dès lors qu’on ne parle plus de ces transgressions aux enfants à travers des médiations culturelles, dès lors que l’école a déserté le champ de la culture, le champ du symbolique, et bien on a livré les enfants aux  » joueurs de flûte « , à Walt Disney et aux thrillers américains. Croyez bien, même si nous ne parlons pas de la mort aux enfants, elle les préoccupe quand même . Alors, si on ne leur en parle pas, si on ne leur donne pas des objets qui leur permettent de symboliser cette angoisse, de la métaboliser, de la penser, et bien ils vont être scotchés – et, là, dans un phénomène de sidération – devant des spectacles qui eux, ne leur permettront pas d’accéder au symbolique, mais qui les laisseront vivre dans leur imaginaire.

Nous touchons là à quelque chose de tout à fait fondamental et qui permet de comprendre pourquoi le cinéma est absolument essentiel comme objet de travail. Quand je dis « travail », il s’agit bien évidemment d’un travail lent, progressif. Quitte à choquer, je suis très sensible à un certain nombre d’efforts qui sont faits autour des films qu’on appelle « pour enfants », dès lors que ce sont des films de qualité… Le Voyage de Chihiro par exemple est un film dans lequel il y a un vrai travail sur le symbolique. Ce n’est pas Bambi. Bambi n’est pas un « mauvais film », mais dans Bambi, il n’y a pas de symbolique. Ça dégouline de confiture imaginaire, en permanence ; quand vous sortez de ce film, vous « chialez » parce que ce film est terriblement triste. C’est pas mal, bien fait, mais vous êtes encore dans la sidération : la distance ne se construit pas, vous êtes dans la commisération – et pas dans la construction du symbolique. Je suis donc très attentif à ce qu’on puisse promouvoir un certain nombre de films qui font un vrai travail sur le symbolique. Il y a aujourd’hui à aider et à faire connaître dans l’institution scolaire… Parce que, sinon, les enfants n’iront pas : il ne faut pas compter sur la télé, en particulier TF1 ou M6, pour faire connaître ce type de cinéma. Nous avons un vrai devoir de faire connaître le cinéma de qualité qui est produit en direction de la jeunesse.

Et puis, nous avons évoqué la mémoire cinématographique et je vois, dans cette salle, l’affiche de La Strada : j’ai bien dû voir au moins deux cent fois ce film (en tant qu’ancien animateur de Ciné-Club qui allait aussi, avec son 16 mm, dans les maisons de jeunes et de la culture montrer ce que nous considérions comme un chef d’œuvre). Et l’on voit bien que dans des films comme celui-là, ces films « prototypiques », le travail sur la symbolique est extraordinaire. Pourquoi La Strada marche aussi bien et marche toujours ? C’est parce qu’il y a, dans ce film, un travail sur le symbolique fabuleux. Je voudrais que nous puissions faire accéder nos élèves au symbolique, à la fois à travers des films « pour enfants » bien construits et dans lesquels il y a un vrai travail sur le symbolique, et à travers les films « du répertoire », du patrimoine. Et, pour ma part, je ne suis pas hostile à aller rechercher ce qui est « un peu vieux »… je pense même que, dans les écoles, il ne faut pas céder à la tentation du « tout contemporain ». Le « tout contemporain », c’est, d’une certaine manière, la fascination pour quelque chose sur quoi le temps n’a pas fait son œuvre. N’écartons donc pas systématiquement le patrimoine, bien au contraire, dès lors que celui-ci dispose d’une force symbolique qui peut encore parler aux élèves d’aujourd’hui. Je n’ai pas besoin de dire ici à quel point Chaplin parle à tout enfant du monde, aujourd’hui…et ne paraît pas démodé, même en noir et blanc et muet. J’ai passé récemment des films de Chaplin à des enfants de cinq ans : dans la discussion qui a suivi, ils se sont disputés pour savoir : « Là il a dit ça – Non, il a dit ça, etc…» Ils avaient parfaitement reconstitué les paroles… car ne connaissant pas l’existence du muet, ils avaient vu un film « parlant ». C’était terriblement d’actualité pour eux. Je suis très sensible à cette nécessité de ne pas perdre le patrimoine cinématographique et je crois que la question de la mémoire cinématographique évoquée dans vos ateliers est effectivement très importante.

En conclusion, l’intentionnalité, le récit et le symbolique sont, pour moi, les trois enjeux qui justifient que le travail sur le cinéma ne soit pas à la marge, mais soit un travail de plein droit dans l’école. Certes, la situation aujourd’hui est « un peu particulière » : en caricaturant (car les conclusions permettent les caricatures), nous sommes en face de deux conceptions radicalement opposées, qui me paraissent s’affronter à fleurets mouchetés, et que nous devons apprendre à mieux reconnaître. La conception dominante est celle selon laquelle « les savoirs précèdent la culture » . On apprend d’abord, on se cultive après. Les fon-da-men-taux : Lire, Écrire, Compter, Parler anglais (l’anglais commercial, évidemment) et Faire de l’ordinateur. Et la culture, ça vient « plus tard ». Pour ma part, en tant que pédagogue – j’assume complètement ce terme : – je trouve cette conception stupide, dangereuse, antidémocratique. Je pense, au contraire, que le savoir s’acquiert par la culture. Pour moi, c’est la culture qui permet d’accéder aux savoirs et non pas les savoirs à la culture. Je trouve que ce préalable de l’instrumentalisme – Faire d’abord acquérir les instruments et, seulement ensuite, faire accéder à l’expression culturelle – est un préalable sélectif, antidémocratique. Je suis convaincu que c’est l’inverse qu’il faut faire : travailler à partir d’objets culturels forts – denses, puissants – qui permettent d’intégrer la nécessité d’accéder aux savoirs et donnent du sens aux savoirs fondamentaux eux-mêmes. Voilà par exemple douze ans maintenant que je pilote une expérimentation, somme toute banale, dans trois académies, où nous apprenons à lire aux élèves de cours préparatoire sur L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, au lieu d’apprendre sur des phrases comme « Papa cherche sa pantoufle sous son lit…» Ainsi, depuis douze ans, soixante-quinze classes – dans des ZEP aussi bien que dans des zones rurales – font ce travail . Et le résultat est que les enfants apprennent à lire… non pas aussi bien qu’ailleurs, mais mieux ! Cela est vrai évidemment pour le cinéma dont nous parlons, pour la littérature, mais aussi pour les sciences. Je crois par exemple que l’introduction de l’histoire des sciences et le fait d’appréhender la science par son émergence historique et par les conflits auxquels elle a donné lieu quand elle s’est construite, est beaucoup plus efficace que la récitation mécanique de théorèmes.

Et pour terminer, comme il faut toujours donner la parole à un tiers, je voudrais citer à nouveau Wim Wenders : « Je suis allé récemment dans un cinéma de New York pour voir un des innombrables nouveaux films d’horreur ; mais l’horreur n’était pas dans le film, elle était dans le public. Des jeunes, pour la plupart encore des enfants, qui applaudissaient à tout rompre et criaient leur approbation à chaque nouveau meurtre. Plus il était sanglant et cannibalesque et plus ils criaient et applaudissaient. C’est peut-être pour cela qu’il n’y a plus de western, car malheureusement, ou heureusement, on n’y trouvait pas d’autre forme de meurtres que les coups de feux et la pendaison ». Je crois que Wim Wenders pointe là justement le danger de l’obscène, de cette forme de sidération dont je vous ai parlé et contre laquelle une véritable éducation à l’image peut constituer un efficace vaccin. Voilà de quoi, tout au moins, nous donner un horizon et – s’il en était besoin – un motif supplémentaire pour nous mobiliser.

Je vous remercie de votre attention.