Ici une présentation générale des rencontres nationales et actes. Une explication du principe d’archive (la barre latérale). Texte de présetnation et mission des documents. A vous de voir. Ensuite, sur cette page « généraliste » la présentation de la dernière rencontre strucurée comme la page des archives.
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Les Actes 2002 : Tours
Réflexion
Rencontre « École et cinéma » de la Rochelle – Octobre 2002
En écoutant Carole, j’avais envie de continuer à l’écouter car je me sens tellement proche de cette façon de penser le rapport à l’autre et le rapport à l’objet que, en un sens, je crois qu’elle pouvait continuer à ma place…On est vraiment sur un terrain commun.
Je ne sais pas plus qu’elle, ce qu’est un chef-d’œuvre.
Étant allée voir ce qu’elle faisait dans « le film que j’aime est-il un chef-d’œuvre ? », j’ai envie de démarrer sur cette interrogation, qui pose la question non seulement de la subjectivité « qui aime ? », mais également la question du chef-d’œuvre.
Carole a dit aussi que j’allais partager avec vous l’histoire d’un chantier, c’est vrai.
Depuis des années, je ne produis pas d’images, je les regarde et j’essaie de comprendre ce que signifie « voir ». J’ai passé une vingtaine d’années à déconstituer la nature du visible et de l’image et du « voir » dans notre société occidentale, chrétienne particulièrement, je vous en dirai un mot car je crois qu’il est important de savoir comment toute une histoire nous amène, aujourd’hui par exemple, à aborder les problèmes que nous abordons.
Il y a une histoire. Cette histoire ne compte pas simplement les 100 ans du cinéma, elle compte aussi les 2000 ans d’incarnation qui font que, aujourd’hui nous disons « incarner » au cinéma.
Mais depuis quelques années, après ce long temps passé sur des textes de philosophes, sur des textes fondateurs des Grecs, des Juifs, et des Chrétiens qui parlaient à la fois grec et latin pour comprendre ce qu’était ce statut de l’image, s’est peu à peu imposé à moi, par la familiarité du théâtre et du cinéma, par des amitiés qui se sont liées, par des engagements politiques, que l’important était d’articuler « voir » à « voir-ensemble ».
Qu’est-ce que « voir-ensemble ? »
C’est ce qui donne son sens à mon chantier depuis tant d’années. Au fond, je pourrais dire comme le philosophe Jean Toussaint Desanti : « nous » ne voit rien.
Je vois, tu vois, je ne sais pas ce que tu vois, « nous » ne voit rien.
Chacun voit depuis son site, son lieu subjectif. Le sujet en a pris un coup dans la réflexion philosophique et psychanalytique de notre siècle, mais nous continuons tout de même à fonctionner comme des sites, comme des corps qui voient de là où ils sont, les histoires qu’ils ont. Et quoi qu’on fasse : ce que je vois tu ne le vois pas.
Alors que voyons nous ensemble, qui nous permette de dire nous allons voir ?
Ou de dire : Nous allons faire voir, ou les enfants et nous allons voir… Allons au cinéma où on ne voit rien, etc…
Je pense également à une expression de la philosophie médiévale (sur laquelle je suis longtemps revenue après avoir lu Hannah Arendt), et que vous connaissez sous la forme d’une maxime populaire : de coloribus et gustibus non disputenum : des goûts et des couleurs, on ne peut pas discuter.
Comme si effectivement, dans l’ordre du sensible et de la perception du monde, le sujet était le lieu d’un éprouvé sans appel et sans débat, sans discussion et sans réplique, donc à la fois la fragilité, la solitude et la vigueur d’une certitude, d’une évidence intérieure.
En ce qui me concerne, dans ce chantier de mon travail, je dirais que j’ai quasiment écrit sur le mur de la pièce où je travaille : de coloribus et gustibus disputendum.
S’il y a bien quelque chose dont il faut débattre, c’est précisément des goûts et des couleurs.
Quand 2 et 2 font 4, on passe de Newton à la théorie de la relativité générale, le chemin est fait scientifiquement, rationnellement dans des systèmes d’intelligibilité. On ne va pas à la fac de Sciences ou l’on ne fait pas une agrégation de Mathématiques pour disputare, c’est-à-dire pour débattre de la question, de la validité d’une théorie. On peut effectivement envisager ses limites mais on ne débat pas à l’intérieur d’un système hypothétique à partir d’un certain nombre d’axiomes, du caractère sans réplique qu’impose une logique de la non-contradiction, d’une binarité exclusive, à savoir que quand quelque chose est vrai, sa contradictoire est fausse et inversement.
On ne peut vraiment débattre que dans un terrain qui est celui de l’impossibilité de la vérité, ou pour l’articuler plus encore, dire que si une vérité est possible, et elle n’est que possible, elle est le résultat d’une dispute au sens médiéval du terme. C’est-à-dire d’un débat.
Un débat parce que ces objets, ces goûts et ces couleurs sont véritablement de l’ordre, de ce que les grecs, avant même de s’intéresser à l’image, appelaient la doxa, l’opinion.
Après tout, comment se fait une communauté politique ? A l’agora, au tribunal parce qu’on n’est pas d’accord et que ce n’est pas celui qui a la vérité qui gagnera, de 2 choses l’une, ou c’est le plus fort, le plus pervers, le plus persuasif, ou bien autre chose, quelque chose de l’ordre d’un « nous débattons, nous décidons, nous pensons, nous jugeons, nous faisons l’hypothèse que, ce qu’il y a de meilleur pour nous, c’est de faire la guerre aux barbares ».
Débattre de quelque chose est précisément loin de répondre à un principe de non-contradiction, à un système binaire où une vérité stable opère ; on est dans l’instable, on est dans l’opinatif, dans des rapports de force, de charme, de séduction. Mais aussi politiques, à savoir : qu’est-ce qui fait partie du bien commun , qu’est-ce qui est le mieux pour nous. C’est l’idée du contrat social d’après Rousseau, à savoir qu’il y a une façon de penser son intérêt personnel de telle sorte qu’il prenne sa place dans un dispositif de partage. Et ce partage, quel est son but ? C’est la construction de la communauté d’un sens, à un moment donné pour une communauté donnée, qui se choisit le monde dans lequel elle veut bien cohabiter, le monde qu’elle veut partager.
L’étrange est effectivement que dire « le film que j’aime est-il un chef-d’œuvre ? » nous secoue : – pourquoi ?
J’ai un souvenir cuisant : quand j’étais à la fin de ma scolarité, je voulais entrer à l’École Normale Supérieure, venir à Paris, faire khâgne, emprunter les rails qu’il fallait pour entrer dans la gare qu’il fallait. J’ai fait ce qu’on appelle une classe d’hypokhâgne. C’était à Alger, lieu de guerre à l’époque, et d’une culture générale solide, bourgeoise, et on avait des professeurs qui étaient excellents, qui venaient de Paris. Je faisais du grec, je ne doutais pas un instant que la traduction d’Homère et de Platon constituaient mon initiation aux chef-d’œuvres et aux choses les plus importantes de ma culture qui me permettraient à la fois de faire un jour partie d’une élite et d’autre part de gagner ma vie.
Et voilà que ce jeune professeur de grec qui était face à nous dans un cours de philologie, je sais plus comment s’est arrivé… a dit ceci : « je viens de prononcer une phrase des Enfants du paradis, vous connaissez ?… Vous ne connaissez pas ? Il faut sortir un peu ! »
Je vous assure qu’Alger en 1960, ce n’était pas l’endroit où l’on sortait le plus facilement, et d’ailleurs quand on sortait ce n’était pas tout à fait pour voir Les enfants du paradis!
« Et bien, nous dit-il d’un air méchant, si vous ne savez pas aujourd’hui ce que sont Les enfants du paradis, c’est même pas la peine de présenter le concours de l’École Normale Supérieure ! »
Pour quelqu’un qui s’escrimait sur Shakespeare et Platon, qui se disait qu’avec ça, elle tenait quelque chose de solide, le traumatisme était grand : Il nous manque l’essentiel !
Les circonstances ont fait que j’ai quitté Alger pour entrer en khâgne à Paris et la première chose que je me suis dite était : il faut que je voie Les enfants du paradis ! Pour entrer à l’École, évidemment, ça manquait à mon bagage.
Et j’ai eu un choc : pour le voir, en feuilletant l’Officiel des spectacles, je me suis aperçue qu’il fallait que je me rende rue d’Ulm ! – C’était la Cinémathèque. C’est bien dans la même rue qu’il y a la Cinémathèque et l’ENS !
La Cinémathèque et l’École sont près l’une de l’autre. Voilà une articulation du patrimoine culturel de la Science et des valeurs sures que j’ai failli manquer ! J’ai donc pris contact avec les « chef-d’œuvres ». Les enfants du Paradis sont entrés dans ma tête au même rythme que Homère et Platon comme des « must » du même quartier.
Et en même temps, la mobilité de mes propres structures ou d’autres rencontres ont fait que je n’ai pas vu que ce film et je me suis mise à aller beaucoup au cinéma. Quelque chose s’est mis en branle de telle sorte que je me suis posée suffisamment de questions pour engager mon destin philosophique comme spécialiste de l’image.
Qu’est-ce que « voir ? » Qu’est-ce que « voir ensemble ? »
La question « le film que j’aime est-il un chef-d’œuvre ? » prend sa place dans une affaire patrimoniale et culturelle et jamais on ne m’avait demandé en début d’année, avant de lire Homère, Racine ou Shakespeare : « Regardez si vous aimez car si vous n’aimez pas, on ne l’étudiera pas cette année. »
Donc il y avait dans la phrase de Carole quelque chose qui me touchait infiniment, qui touchait au propre tremblement de mon histoire, à savoir :
« Suis-je obligée d’aimer car ça fait partie de quelque chose dont je risque de manquer pour faire partie d’une communauté institutionnelle ou est-ce que le manque est à un tout autre niveau ? »
Et c’est bien plus tard, en donnant des cours moi-même, que je me suis souvent dis que, pour faire comprendre Racine ou Platon, l’important c’était de démarrer leur lecture comme une histoire d’amour. Pas forcément une érotisation du rapport à l’objet mais quelque chose qui met en rapport, qui ébranle, qui émotionne, qui fait bouger. Le cinéma, avec son étymologie grecque ne fait que reprendre le vocabulaire du mouvement, c’est-à-dire du motus, de l’émotion, du déplacement.
Dire qu’il faut d’abord aimer pour savoir de quoi il s’agit me paraît effectivement la chose importante. Et la question de l’émotion qui se met en branle, c’est comme si on disait « la femme que j’aime ou l’homme que j’aime est vraiment le plus beau, le plus intelligent, etc… »
C’est la construction du regard sur l’objet du désir et de l’amour qui fait… – Et qui fait quoi ? – non pas que cette personne complètement idiote et vilaine, que j’aime, va changer totalement de nature, mais que quelque chose se tisse précisément dans l’inexistence de l’objet qui est beaucoup plus importante.
Le mot chef-d’œuvre vient du Moyen-Age. C’était l’accomplissement dans la perfection, d’un ouvrage sur lequel seul le regard des pairs et des experts décidait quant à la qualité et l’achèvement. On n’allait pas demander à celui qui achetait un tableau ou à celui qui s’assoirait sur un fauteuil ou qui entrerait dans la cathédrale : pensez-vous que ce que j’ai fait est un chef-d’œuvre ?
Il y avait un apprentissage, il y avait la virtuosité et la maîtrise de toutes les procédures de production et c’était entre experts et pairs que se passait ce jugement. Ce qui ne voulait pas dire que l’objet allait être forcément le lieu d’une commotion ou d’une émotion mais qu’il répondait à un certain nombre de requisits qui permettaient de s’incorporer, de faire partie de la corporation. De faire corps avec, d’entrer dans un corps.
Mais ce n’est pas précisément la question de l’image et je vais me retourner vers les Chrétiens qui ont trouvé quelque chose d’important : du côté du voir, il n’y a pas de corps.
C’est une des choses les plus étonnantes que la pensée chrétienne ait mise à l’épreuve et à disposition de notre pensée. C’est de dire que s’il y a de l’image, elle est du côté de l’incarnation et non de l’incorporation.
La question du chef-d’œuvre est embêtante car elle concerne l’incorporation.
– Je fais un petit tour en arrière, histoire de rafraîchir les idées, surtout celles des Chrétiens :
Quand l’image a pris place dans le monde de la pensée occidentale, elle l’a fait sous deux régimes : le régime de la philosophie et le régime de la théologie. Dans les deux cas, l’affaire était très mal partie.
Du point de vue de la philosophie classique, traditionnelle, le fait d’utiliser le logos (c’est-à-dire la parole et la pensée) et de le mettre au service d’une vérité, d’une exigence métaphysique, concernant la stabilité du monde, la substance du monde et le sens visible ou invisible, intelligible ou non intelligible de ce qui le dominait, a disqualifié l’image. Et on nous le rappelle beaucoup dans les textes de Platon.
En effet, l’image est dans un tremblement toxique, un tremblement opiniatif, une instabilité, une probabilité, qui la rend infiniment fragile et caduque et qui empêche tout pouvoir. Tout pouvoir de la parole et tout pouvoir du despote éclairé qu’est le philosophe. Il peut décider du Bien et du Vrai dans la Cité.
Donc l’image est mal partie.
Chez Aristote elle prend du grade mais d’une façon qui est quand même fidèle à la pensée solaire et au fondement métaphysique du monde, le propre de la pensée grecque. Mais elle prend du grade parce qu’Aristote est un physicien, un biologiste, un homme du réel. Il se dit que malgré tout, la communauté politique, la Cité, se construit beaucoup plus avec du débat, de l’opinion. Il n’appelle plus ça doxa, mais endoxon : le champ, le site du jugement.
Il dit que l’opinion n’est pas simplement la proposition dont je ne suis pas sûre mais c’est le lieu partagé par tous ceux qui disent ne penses-tu pas que ?
Et donc quelque chose se construit et les deux lieux importants où il est question de ces objets instables, de ce vraisemblable, de cette semblance, sont le théâtre, lieu d’un spectacle, et la tribune, l’agora, lieu de la plaidoirie et du débat politique.
Il y a là la saisie de quelque chose où se joue le nous, la communauté qui relève infiniment plus, même chez les Grecs, d’un régime qui ne peut se satisfaire du principe de non-contradiction.
Je vous rappelle que ce régime de la non-contradiction, qu’Aristote a été le premier à poser clairement dans sa logique, s’appelle le principe du tiers exclu. – Terrible phrase…Si vous l’entendez…Scientifiquement, elle est très apaisante, elle donne une consistance logique aux vérités de la Science, comme à celles de toutes les propositions qui découlent d’une déduction et malgré tout comme on ne veut pas l’entendre entre nous, comme quelque chose d’une extrême violence.
Alors, cette situation me fait dire, pour anticiper sur la suite, que les lieux de la vision, sont les lieux de l’intrusion, de la construction du tiers.
Devant une image, devant un spectacle, devant quelque chose qu’on nous donne à voir, la question n’est pas de dire : « Non seulement ce n’est pas un chef-d’œuvre, mais c’est un navet », ou « C’est ceci, ce n’est donc pas cela » :
Nous entrons dans un site qui inclut le réseau de chaque site subjectif (je vois, tu vois, il voit) mais le nous voyons constitue l’inclusion du tiers, de quelque chose qui attend du débat ; son poids de sens est fragile, il ne s’appuie sur rien, il n’a pas d’objet.
Le chef-d’œuvre était un objet, mais l’image est un non-objet.
– Un non-objet, au sens où elle ne tire pas sa consistance de l’ensemble des procédures de la virtuosité technique des matériaux, fussent-ils virtuels. Elle tire son avancée, son offre, d’un tissage de renvois de signes d’un site à un autre, sans jamais le combler. Le nous voyons n’est pas fusionnel, sans quoi nous sommes de nouveau dans l’incorporation.
Donc, comme je vous l’ai dit, le monde de l’Antiquité se partage entre le philosophique et le théologique. J’ai dit quelques mots de la disqualification du philosophique, je vous laisse prévoir que cette pensée grecque est finalement elle-même agitée par le monde qu’elle a elle-même disqualifiée parce que la communauté est grecque et politique et parce qu’elle sait que dans son théâtre se joue quelque chose de capital.
Sans théâtre, la cité grecque s’effondre. S’il n’existe pas un lieu, un espace dans lequel se partage la communauté passionnelle de la peur, du rapport à l’amour, à la mort, à la vie, si on ne prévoit pas dans l’espace politique le lieu d’un partage spectaculaire du passionnel, alors la cité court un immense danger… Quelque chose de la communauté ne peut plus s’effectuer ou opérer, même politiquement, même sur l’agora, même dans les tribunaux, même dans la famille, même dans le rapport avec les étrangers, si on ne règle pas ensemble un nous, un voir-ensemble.
– À voir ensemble quoi ? – Aristote a dit du passionnel, que l’on peut en faire du logos, de la mise en rapport.
( Sachez quand même que logos ne signifie pas uniquement logique, logos veut dire rapport. A/b : c’est logos.)
Il a dit aussi une chose étonnante : sentir, c’est mettre en rapport, composer un rapport. C’est pas du tout être atteint sans distance, une sorte de contact fusionnel avec un monde extérieur. Composer du rapport entre ceux qui sont ensemble.
Mais pour qu’il y ait du rapport, il faut que l’écart soit maintenu. Si de toi à moi, c’est franchissable, il n’y a plus de rapport. Ce qui a amené peut-être Lacan à dire cette chose étonnante : il n’y a pas de rapports sexuels. Dans l’illusion fusionnelle, quelque chose de la mise en rapport, de la construction du monde ne peut s’effectuer sauf phantasmatiquement. Il n’y a pas de logos.
Je disais aussi qu’il n’y avait pas que les Grecs, il y avait aussi les Théologiens.
Pour les Théologiens aussi, l’image était très mal partie. Les Polythéistes dépendaient des Politiques grecs, donc je ne reviens pas dans ce monde occidental. Par contre, les Monothéistes étaient des disqualificateurs d’images. Essentiellement dans la pensée juive d’ailleurs, mais dans les 3 monothéismes, l’image, au sens d’une production visible se trouve disqualifiée pour des raisons que dans une brève rencontre comme la nôtre je ne peux pas reprendre.
Certains pensent que c’est uniquement pour des raisons de refus de l’idolâtrie, encore faut-il savoir de quoi il s’agit… Disons, et vous le savez, nous partageons au moins cette information ensemble : qu’il s’agisse du monothéisme juif ou musulman, la question de l’image est peu accessible ou disqualifiée ou elle est résolue et repoussée dans un domaine idéal, transcendant, mystique, donc dématérialisé, purifié…
Donc, le seul monothéisme qui nous intéresse maintenant, c’est celui qui a révolutionné la pensée monothéiste au point même que ce christianisme a du mal à rester monothéiste et il lui fallut malgré tout construire pendant 5 ou 6 siècles une théologie trinitaire pour pouvoir fabriquer de la médiation au cœur de son propre monothéisme. (Je laisse là aussi de côté, vous me le pardonnerez, les raisons pour lesquelles il y a de l’image que parce qu’il y a de la trinité. Le tiers est inclus).
En tous les cas, voilà ces chrétiens qui arrivent et qui, non contents de profiter d’une doctrine spirituelle de l’incarnation, décident de prendre le pouvoir au nom de cette même incarnation et veulent établir de la constitution.
Les Chrétiens, leur messie compris, n’ont laissé aucune trace écrite. Il a fallu nous contenter, pour constituer cet effet du christianisme, des textes qui sont écrits entre le 1er siècle et le 9ème siècle, et dans lesquels s’est organisée, formulée, articulée une véritable philosophie, doctrine de la possibilité du visible comme non-objet. C’est d’une grande force, parce que personne n’y avait pensé : ni les amis de l’idolâtrie, ni les amoureux de la Vérité, du Beau et du Bien et de la métaphysique, ni les constructeurs du champ opinatif et théâtral.
La doctrine du non-objet, consiste à dire que l’incarnation, la venue au monde dans le champ du visible d’une transcendance invisible sous une forme filiale, permet d’appeler cette apparition visible image. Image du père. L’incarnation n’est qu’une image au sens étymologique du terme.
Est-ce que maintenant Dieu est visible ? Oui et non. Et surtout entendez bien oui et non. Que va-t-on pouvoir faire avec ça ? –Icône. C’est-à-dire semblant.
« Alors il n’avait que l’air d’être là ? – oui et non. – Quand je fais son image, est-il là ? – Non.
– Dans l’image ? – Non. – En dehors de l’image ? – d’une certaine façon.
– Mais l’image me permet de le voir ? – Oui et non.
– Mais je vois dans l’image ; qu’est-ce que je vois dans l’image ? – Je vois la manifestation de son absence.
– Son absence est visible ? – Oui. – Elle a laissé une trace ? – Oui. Regarde…
– Et est-ce que je vois Dieu dans l’image ?
– Tout dépend de la nature du regard que tu portes sur l’image :
Si tu es idolâtre devant une icône, tu crois tenir Dieu, il est en bois, il est là.
(…et d’ailleurs tu vas lui demander des services : ta fille est malade, on va toucher, on va frotter).
Si pour toi, il n’est pas là, qu’il est à côté : c’est pour ça que tu casses tout en pensant que c’est une idole.
Or, si tu casse une idole, c’est que tu es idolâtre puisque tu penses qu’il est dedans !
– C’est toi qui n’a pas compris, on n’a jamais pensé qu’il était dedans.
– Alors, vous pensez qu’il est dehors ? Qu’il n’est pas là ?… »
Quel est ton regard ? – Tout dépend de la nature du regard que tu portes sur cet objet.
Cette réponse extraordinaire renvoie non pas à une subjectivité au sens XIXièmiste, au sens de psychologique, mais disons effectivement plutôt qu’elle renvoie à un site, un site subjectif de réception d’un signe qui se trouve disposé, suffisamment construit et touché par l’émotion que donne cet objet pour y voir quelque chose qui n’y est pas.
Qu’est-ce que cela nous dit ?
L’objet n’est pas là en tant qu’objet, d’ailleurs la pensée chrétienne a eu l’idée étrange, et là aussi coup de génie, de dire que l’incarnation était kenosis. Kenon en grec veut dire vide (Quand on construit un mot avec -sis, c’est l’action de devenir). C’est donc l’action par laquelle on se vide. L’incarnation est appelée dans les textes théologiques kenos, kenosis.
En devenant visible, la transcendance, le dieu invisible devenant visible n’a pas rempli la matière de quelque chose qui serait du divin, qui en ferait de l’affectif, une idole, mais la vider, l’évacuer en a fait une image.
Le lieu du regard est le lieu d’une évacuation de l’objet.
Le lieu qui est le rendez-vous des regards, l’image, c’est un point de rencontre. On construit le champ d’une rencontre en s’assurant que quelque chose y fonctionne de façon suffisamment vide, béante, ouverte que cela assure définitivement l’écart entre ceux qui vont pouvoir débattre.
L’image, c’est ce qui nous met les uns en écart, qui doit assurer notre rencontre et notre écart. Si elle n’est un je, il faut un tu et il faut un écart , un médiateur de l’écart qui tisse à la fois le lien et l’infranchissable, de façon à ce qu’une parole se charge de construire du sens dans ce partage d’un lieu.
Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? Pourquoi sommes-nous là tous ensemble ?
Nous ne sommes pas là ensemble uniquement parce qu’un architecte a construit cette pièce et des fauteuils. Nous ne sommes ensemble dans la visibilité de cette rencontre que dans la mesure où quelque chose d’invisible, de totalement invisible se tisse dans la visibilité : si je n’étais pas là, il ne passerait rien. Il faut quand même que j’assume une certaine consistance de visibilité et que je n’ai pas l’impression de parler à des absents. Si j’étais là toute seule et que la salle était vide, le trouble serait grand. Donc, il faut effectivement que se tisse entre nous, dans tout spectacle, dans toute rencontre, à la fois la consistance et la possibilité du lieu, l’invisibilité de ce qui nous lie, le maintien irréductible d’un écart qui vous permet d’entendre et de ne pas fusionner.
Et l’image, disent les Chrétiens, c’est ça. Ce n’est pas du solide, c’est du semblant, c’est le lieu d’un oui et d’un non, d’un peut-être… d’un choix.
Ils appellent cela crisis. t plus le lieu de notre rencontre dans la négation de notre écart, à savoir que nous ne voit rien, mais que voir-ensemble suppose que quelque chose ne se réduit jamais à cet écart.
Il faut bien que ce soit le sens dont se charge cette chose qu’on appelle image, qui est du visible : tisser un lien entre les sites qui sentent leur écart pour toujours irréductible : Je ne sais pas ce que tu vois et tu ne sais pas ce que je vois mais nous sommes tenus ensemble par un visible dont la consistance est à construire dans notre écart.
Le génie du Christianisme (pas au sens où l’entend Chateaubriand), c’est d’avoir compris qu’une communauté, quelque chose de l’ordre d’une communauté de voir-ensemble, se nourrit d’une triangulation. Il faut ( Si je vous dis des mots grecs, c’est pour que vous sachiez qu’ils sont logés dans vos corps et dans vos cerveaux même en n’ayant jamais fait de grec) :
Critique > crisis > crise d’hystérie > convulsion > crise de la peinture >crise de l’image >crise de l’iconoclaste >un monde en crise > hypocrite ( = sous le masque du juge, tu t’offres au jugement) > critique.
Critique veut dire séparer, discerner, et ce mot a eu un double destin, inséparable :
• Dans le vocabulaire médical : la crise quand on est malade.
• Le jugement, délibéré, et même décidé, séparé, distingué. Soit tous les mots du tribunal : Critès, c’est le juge.
Cela veut dire que nous qui parlons à la fois de « crise d’hystérie » et de « critique d’art », de « critique de cinéma », ou de « crise de la culture », participons à ce monde qui hérite d’un vocabulaire qui dit : la communauté est dans la convulsion et la décision, tour à tour et indissociablement.
Dans le champ du passionnel, de l’émotion, se met en place quelque chose de l’ordre du critique. Un lieu critique, un lieu pour la réflexion, la délibération, le choix, un lieu qui engage, qui fait que le juge va répondre de son jugement, faire autorité, être l’auteur de sa parole.
Carole parlait de cet engagement, non pas d’une subjectivité seulement psychologique mais de l’engagement d’un sujet dans la construction d’un site commun, d’un voir-ensemble sur quoi se joue un vivre-ensemble.
Si les Grecs ont apporté tant d’attention à leur théâtre, c’est qu’ils ont considéré que si l’on avait pas résolu le problème d’un pâtir-ensemble dans un voir-ensemble, le vivre-ensemble en prenait un sacré coup.
Le despote, le dictateur est précisément celui qui va s’emparer du monde du spectacle, de la vision et de la construction de ce site. Ce lieu critique est le lieu où se joue la liberté d’un débat. Toute dictature s’empare aussi vite qu’elle le peut des lieux du regard et de la vision, pas uniquement pour imposer son propre régime d’incorporation fusionnelle dans un nous qui est la disparition de la distance entre les sujets. Pour anéantir la puissance de séparation de débats et de disputes constructifs d’un site commun et d’un vivre-ensemble.
Se construit dans certains objets la qualité de liberté dans le maintien d’un écart : et c’est là que sont les chef-d’œuvres.
Votre présence ici, et tout le travail des Enfants de cinéma et des pédagogues, se préoccupent de ce qui se tisse dans la reconnaissance progressive, fluante, fragile, d’un goût, d’un jugement de goût dans lequel se joue la figure même de la liberté, parce que il ne peut y avoir de liberté dans une communauté que par le jeu des positions et des placements.
La liberté, c’est le mouvement. Le cinéma comme toute image met en mouvement, elle ne communique pas un programme, l’image n’est pas le lieu d’une communication scientifique, idéologique, catéchistique, publicitaire, même du meilleur genre qui soit. Même le message démocratique, on n’a rien à en faire.
L’image ne peut revendiquer qu’un seul privilège, c’est de communiquer un mouvement et ce mouvement est celui qui constitue la séparation nécessaire à un voir-ensemble où se débat le choix par la communauté pour continuer à le voir : Que voulons nous voir ensemble ? Que décidons nous de voir ensemble ?
Dans la réflexion d’Hannah Arendt, qui ne s’est pas beaucoup intéressée à l’image, il y a des pages magnifiques. Elle explique qu’un artiste n’est concerné par rien, pas même par la vérité, il ne doit répondre que d’une liberté.
L’image est une offre. Construire le regard sur une image, c’est analyser la puissance de donation de l’offre, c’est sa générosité.
Ce que l’image chrétienne mettait en place, c’est ce que je signalais dans une sorte de rhétorique « auvergnate » (oui et non), c’est-à-dire être là et pas là, vrai et pas vrai, bien et pas bien, absent et présent. Cette indécidabilité, cette inconsistance de l’image, son inconsistance objective en tant qu’objet est capitale pour que du débat s’instaure. Plus elle est inconsistante, au sens substantiel du terme, plus elle est dans la semblance, plus elle ne menace pas de puissance de déréalisation du réel. C’est son irréalité et c’est en répondant de son inconsistance et de son irréalité que se constituent la consistance et la réalité de ce qui se construit autour d’elle. Sur son vide.
Nous pourrions aussi dire d’un spectacle ou d’une image que nous ne pouvons pas voir ensemble, qu’elle déréalise le réel, elle rend inconsistante la construction de la communauté en s’offrant elle-même comme des semblants solides.
c’est la notice nécrologique de l’image. Non seulement, l’image est morte, mais quand une image est morte, la communauté s’anéantit. (C’est pourquoi j’ai souvent distingué l’image des visibilités: ne confondant pas les deux. Plus il y a de visibilité, moins il y a d’images.)
La saisie consistante, substantielle du visible déréalise complètement la consistance de l’invisible qui est logos, qui est la mise en rapport du sujet et de la mobilisation critique dans un rassemblement qui s’appelle voir-ensemble.
Car nous ne voit rien.
Pour revenir sur la tradition politique ( que j’appelais gestion du passionnel pour construire la vérité politique, la réalité politique) je vous redirais un mot de la pensée d’Aristote. J’ai remarqué, dans tout ce qui se publie à droite et à gauche, que la question de l’identification, catharsis, spectacle, est souvent utilisée à propos du problème de violence dans l’image, de l’identification à la violence etc… Cette question de catharsis est souvent utilisée, d’ailleurs sans avoir lu les textes de l’Antiquité, sans se rendre compte de ce que ces textes portaient de capital, dans cette histoire de la gestion commune du passionnel pour construire une communauté politique.
Sur ce mot de catharsis, je donnerai simplement quelques indications : J’ai déjà signalé « sentir, c’est mettre en rapport », « pâtir, c’est aussi mettre en rapport ». Aristote évoque cette affaire au sujet de la tragédie en disant qu’elle est une histoire de mort, d’angoisse, de peur, d’effroi. Nous partons de nos gouffres, chaque site subjectif dit « je suis un gouffre absolument ténébreux, biographique, appelé à mourir, dans lequel une puissance de désir totalement ténébreuse a lieu ».
Ce que plus tard, dans un autre vocabulaire, Freud a construit avec l’hypothèse des pulsions.
Ce qui importe, qu’on aille d’Aristote à Freud, ou que l’on soit simplement spectateur de théâtre ou de cinéma, le fait d’être là où ça fait peur et où ça fait jouir, aimer et haïr, tout cela est une sorte de réserve économique. C’est une énergie quantitative. Nous avons une masse quantitative, une force d’énergie qui peut fonctionner aussi bien dans l’engouffrement psychotique que dans la fascination de la mort.
Elle peut fonctionner dans une gestion biographique multiple, celle de la pathologie ou de la perversion.
Je distingue les deux car je trouve que la perversion est une véritable construction politique du rapport à l’autre et qui ne se satisfait pas d’une simple description muséographique. La perversion concerne toute personne qui réfléchit à voir-ensemble. La structure perverse pose vraiment le rapport à la loi, au rapport à l’autre, de telle sorte que le pédagogique et le voir-ensemble, le faire-voir, le faire-croire, le faire-peur, sont vraiment les instruments politiques privés et publiques du pervers, de telle sorte qu’il nous concerne tous, parce qu’ils ont leur séduction.
En tous les cas cet univers du pathos, de l’éprouvé, Aristote considère qu’il n’est jamais vécu. Il est une sorte de réserve pulsionnelle dont le destin chez les hommes ne peut être que le destin chez des êtres parlants.
Donc, Aristote évoque dans le théâtre la possibilité par le texte et par le spectacle de faire partager ensemble cette masse de l’éprouvé, de la peur et de la pitié qui n’est que le retour de la peur sur l’autre.
Il a abordé ce mot catharsis, qui a été malheureusement traduit par purgation. Comme si le pathos, comme si l’éprouvé avait une sorte de destin excrémentiel tel que l’artiste comme le médecin vous donne une bouillie qui vous permet de vous débarrasser au mieux de la merde ténébreuse qui nous habite : Nous sortirions de la tragédie et de tout chef-d’œuvre plus propre, nettoyé, l’intestin vide. Et cette dramatique vision des choses a fait rater complètement le contenu du texte aristotélicien qui est : au théâtre, la communauté se construit dans la mise en rapport du passionnel des sites subjectifs.
La catharsis ne vient pas du vocabulaire de la purgation mais du vocabulaire scientifique de l’optique. On appelle catharos l’eau pure qui permet soit en se regardant de la faire fonctionner comme un miroir, soit en y mettant quelque chose de le voir à travers un milieu diaphane, transparent. C’est de la transparence.
Non pas de la transparence au sens où il y aurait une dématérialisation du champ de la passion qui reste dans les corps, mais de la transparence au sens d’une clarification.
C’est-à-dire de la mise en rapport par la parole de ceux qui partagent le spectacle.
L’effet de cette parole est de l’écart, car le théâtre grec est vraiment le théâtre de l’écart par excellence avec la construction de l’espace, les masques, tout est fait précisément pour ne pas faire de l’incorporation, mais pour que des masques incarnent l’image qui va donner la parole aux citoyens et qui va rendre la parole à ceux qui risqueraient de la perdre tant notre effroi est grand devant la mort et devant l’existence de l’autre. Quelque chose se résout de cet effroi de la mort, quelque chose de supportable s’instaure, quelque chose qui prend sens s’instaure par le logos, c’est-à-dire par une parole qui met en rapport.
Je crois que ce message pathique et tragique de la pensée aristotélicienne est un lieu superbe d’inspiration pour toute personne qui se pose la question des modalités de la construction d’un voir-ensemble dans un parler ensemble de ce qu’on voit. Ne pas être d’accord sur ce qu’on voit, ne pas renoncer à construire un rapport, mais se rendre compte que du lieu de l’accord dépend une figure de la liberté puisqu’il s’agit du respect de l’écart où se construit un sens. Il ne s’agit pas d’amener l’autre sur ma position, de lui faire voir ce qui est vu, en lui disant tu n’as pas bien vu ; il s’agit de se mettre d’accord sur ce qu’on n’a pas vu. Au sens de invisible.
L’autre aspect du visible c’est le retour des spiritualismes monothéistes et des fondamentalismes qui font que la transcendance a pris également du grade. Quand je parle d’invisible, je ne parle pas de cela, je parle de la vacuité de l’objet, de l’inconsistance de l’objet. Lui seul permet, par sa trouée, par son invisibilité, de nous poser la bonne question. Effectivement dans une icône Dieu n’est pas visible, mais sans cette icône, on ne peut pas débattre du sens qu’il y a à se demander si l’hypothèse de sa visibilité dans l’invisibilité a du sens pour nous. Nous ne sommes pas religieux ni théologiens. Devant toute image, le problème est de nous mettre d’accord sur quelque chose qui est invisible.
Du visible, nous pourrons sans fin parler et c’est ce dont nous devons parler. Disputendum.
Mais l’accord ne peut arriver qu’invisiblement, c’est-à-dire sur ce lieu que nous a offert la générosité de la chose montrée qui, se retirant dans son inconsistance, laisse vide quelque chose que nous avons non pas à remplir pour le combler, mais à faire vivre. Mais À voir ensemble, pour vivre ensemble.
Allez, je m’arrête là. (Applaudissements)